*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76928 *** Au lecteur Cette version électronique reproduit dans son intégralité la version originale. La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections mineures. L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés. La liste des modifications se trouve à la fin du texte. Les mots entourés de = sont en gras dans la version originale. Les Hommes du Jour Dessin de A. Delannoy _Rédacteur en chef_: =Victor Méric= Octave BELIARD Madame Pierre CURIE [Illustration: Madame Pierre CURIE] PARIS Madame Pierre CURIE Parmi les auditeurs qui vinrent à Madame Curie, la première fois qu'elle monta dans la chaire de physique, il en fut, reporters de grands journaux ou curieux vulgaires, pour lesquels les phénomènes de la radio-activité n'avaient aucun attrait et que les habitués de la Sorbonne ne connaissaient point. On voulait voir la première femme qui eût accès dans le haut enseignement; on voulait voir la veuve de Pierre Curie, l'Eminence grise de ce cardinal des sciences, sortant de son activité muette pour finir la phrase que la mort avait coupée sur les lèvres de son mari, et pour continuer sa personnalité disparue. Mais peut-être avait-on surtout la curiosité indiscrète de savoir comment cette veuve portait son deuil. Le monde ne conçoit pas que les douleurs illustres puissent demeurer secrètes; il veut sa part du spectacle. On savait l'intime collaboration de ces deux génies, ce tête-à-tête de toutes les heures. On savait qu'il n'y avait eu, pour Pierre Curie, qu'une femme, et pour Marie Sklodowska, qu'un homme; qu'ils avaient réalisé cette chose impossible, un hymen total, doublement fécond, par l'intellect et par la chair; que ces deux figures qui, tout le jour, s'étaient penchées attentivement sur le même problème, se retrouvaient, le soir, avec la même inquiétude maternelle, penchées sur un berceau. Madame Curie avait été à la fois l'ami et l'amie, ce qu'on n'ose rêver, un cerveau viril et une âme tendre. Tous deux avaient été grands ensemble; et leurs amis nous disent qu'ensemble ils avaient été bons. Concevez-vous cela, une science ardente et si profonde qu'elle eût dû être exclusive, et pourtant qui n'excluait pas le sentiment familial, la maternité, l'amour de la vie étroite autour du foyer, dans une maison où l'on entendait des pas appesantis de grand-père et des trottinements menus de petits enfants? On ne le conçoit pas, et cela était. Et les auditeurs guettaient le frissonnement de cette femme, alors qu'elle déplacerait les signets posés par son époux sur le travail en cours d'analyse, alors qu'elle marcherait dans la trace de ses pas; que, dans la salle, rôderait son souvenir épars. Sans doute un sentiment plus fort que la préoccupation scientifique la ferait pâlir. N'interromperait-elle pas la phrase commencée pour écouter l'écho lointain d'un roulement de camion tournant l'angle de la rue Dauphine et broyant stupidement sur le pavé l'une des plus magnifiques cervelles humaines? Serait-elle, en un mot, l'être faible montrant la meurtrissure de son espoir, de sa tendresse et de sa chair? Ou bien le professeur Curie, succédant au professeur Curie et se conformant à l'usage, en prononcerait-il l'éloge, impossible dans sa bouche? La situation était unique, difficile, dramatique au possible. Et les auditeurs furent déçus de la voir dénouer avec autant de simplicité. Pourtant ils eurent plus que ce qu'ils demandaient: là où ils croyaient voir une femme, ils virent un homme, un savant modeste au front d'airain derrière lequel les pensées qui s'agitaient ne se laissèrent pas soupçonner. Peut-être Madame Curie avait-elle plus d'une fois défailli en serrant dans ses bras sa petite Irène de huit ans, sa petite Eve de dix-huit mois. Mais la pudeur du savant sut cacher au monde les défaillances de la femme. Aussi bien, dans la maison du boulevard Kellermann, si la place du père de famille restait vide, ici, en Sorbonne, elle le sentait vivre en elle puisqu'elle disait leur pensée commune. L'être double s'était dédoublé, mais la vie ne l'avait pas abandonné. D'un geste noble et sans emphase, comme les héroïnes du passé faisaient dans les batailles, elle avait ramassé le glaive de l'époux expiré, si bien que, mort, il se battait encore. Rien n'était interrompu, rien n'était changé. * * * Etudiant, puis préparateur à la Sorbonne, fils d'ailleurs d'un médecin, Curie avait passé toute sa première jeunesse dans les laboratoires. A vingt ans, il publiait avec Desains une étude sur les longueurs d'ondes calorifiques et, peu après, découvrait, avec Jacques Curie, son frère plus âgé, les phénomènes de la piézo-électricité. A vingt-trois ans, il avait été nommé chef des travaux de physique et de chimie industrielles de la Ville de Paris, et sa maîtrise s'était tout de suite affirmée sur des élèves à peine moins âgés. Depuis treize ans il travaillait silencieusement dans les vieux bâtiments du collège Rollin, quand, en 1895, il soutint sa thèse sur les Propriétés magnétiques des corps à diverses températures. Le diplôme officiel qu'il acquérait tardivement, et comme à regret, n'ajoutait rien à sa renommée déjà grande dans le monde savant, et si cette année 1895 laissa une trace lumineuse dans sa vie, ce succès n'y fut pour rien: cet homme simple dédaignait les titres. C'était «un sérieux, un contemplatif et un tendre, physicien de science profonde et d'habileté consommée», nous dit M. Paul Langevin, qui s'est fait son biographe[1]. Son frère, nommé maître de conférences à Montpellier, avait dû interrompre sa longue et brillante collaboration. Pierre Curie restait seul, avide de communiquer sa pensée, de la féconder par l'osculation d'une autre pensée. Son rêve, qui pouvait sembler irréalisable, était de trouver en une femme à la fois son égale intellectuelle et l'être de tendresse dont son cœur vierge avait besoin. Ses aspirations scientifiques tentaient de se confondre avec son désir d'aimer. Posséder une science qui serait femme! C'est à ce moment qu'à la Sorbonne, dans le laboratoire de M. Lippmann, il connut «une jeune étudiante polonaise, lucide et sincère, de volonté droite et ferme dans la conscience passionnée des Slaves, toute vibrante encore sous les meurtrissures causées dans son enfance par la servitude qui pèse sur son pays». «Ce serait une belle chose à laquelle je n'ose croire, écrivait-il quand il eut trouvé celle qu'il espérait, de passer la vie l'un près de l'autre hypnotisés dans nos rêves!» Il épousa Marie Sklodowska. L'oiseau de passage avait trouvé un nid. Ils s'aimaient. A la vérité, malgré l'exemple historique d'Héloïse et d'Abélard, deux Latins pourtant, nous comprenons mal la coexistence de la camaraderie intellectuelle et de l'amour. Nous sourions d'une passion qui joint des mains tachées d'acides dans un décor d'instruments de précision. Et cependant, le «camarade avec des hanches» n'est-il pas l'idéal?... C'est que la femme, telle que l'éducation nous l'a faite depuis des siècles, depuis toujours, lorsqu'elle n'est pas la niaise dont notre sotte vanité se réjouit de protéger l'ignorance, devient la créature asexuée, l'effroyable bas-bleu devant laquelle notre désir s'amortit. Depuis trop peu de temps l'espèce nouvelle des étudiantes nous a appris que la femme peut être autre chose, une intellectuelle dont Molière n'oserait sourire, et qui garde, au milieu de vertus réputées viriles, toutes les délicatesses, tout le charme, tout le sentiment, avec toute la pudeur sans bégueulisme qui fait l'honneur de son sexe. Ces femmes savantes ne peuvent être que mieux aimantes, puisqu'elles nous comprennent mieux, et sont aussi des mères, alors que nos poupées ne veulent déjà plus l'être. Assurément l'affection de ce savant et de cette cérébrale dut être exempte de puérilité. Elle ne manqua point de poésie. Dans le cerveau de Curie, la science, toute souveraine qu'elle fût, laissait vivre le rêve. Cet homme de laboratoire aimait la griserie du plein air, du mouvement et de la vie, de la méditation solitaire. Tout jeune, il passait ses heures libres dans les bois. «Si j'en avais le temps, écrit-il dans son journal de la vingtième année, je me laisserais bien aller à raconter toutes les rêvasseries que j'ai faites; je voudrais aussi décrire une délicieuse vallée tout embaumée de plantes aromatiques, le beau fouillis si frais et si humide que traversait la Bièvre, le palais des fées aux colonnades de houblon, les collines rocailleuses et rouges de bruyère sur lesquelles on était si bien...» Ce goût de la nature sylvestre fut partagé par Madame Curie. L'acharné labeur de ce ménage de savants avait ses clairières. Ils s'envolaient de l'Ecole de Physique où, par la permission de Schützenberger, le travail leur était commun, et le couple s'égarait dans la campagne, heureux d'entendre vivre les arbres et frémir les feuilles. Un petit nombre d'amis choisis visitaient leur demeure, soit qu'ils habitassent à Sceaux, soit, plus tard, rue de la Glacière, soit dans cette maison proche du parc Montsouris où Madame Curie vit encore avec ses souvenirs entre le grand-père et les petites-filles. Sans doute, dans ces conversations, il était surtout question de science, mais l'atmosphère avait un bon goût d'intimité. Et là, Madame Curie était dans son domaine, sororale et presque maternelle pour l'homme qu'elle voulait grand et qui le fut beaucoup par elle. «Elle lui donnait, dit encore M. Langevin, le bonheur d'une existence d'exceptionnelle unité, la joie de vivre près d'une intelligence éprise comme la sienne d'absolue clarté, de compréhension complète et profonde, près d'une volonté capable de le soutenir, d'une affection prête à calmer ses inquiétudes de rêveur. Elle décuplait sa puissance et achevait d'en faire le grand homme que nous pleurons; enfin elle s'engageait la première dans l'étude des corps radio-actifs, lui ouvrant la voie et lui donnant ainsi l'occasion des découvertes qui devaient les illustrer tous deux. Elle voulut qu'il fût grand et que rien ne vînt, en dispersant ses forces et son temps, retarder ou compromettre son libre développement... Du jour de leur mariage, rien, avant la mort, ne vint les séparer, ni une idée, ni un sentiment, ni même un seul jour.» * * * En 1908, M. et Mme Curie, en analysant les radiations uraniques, tirèrent de la pechblende deux nouveaux métaux. L'ancienne étudiante de Varsovie, en hommage à la patrie absente et persécutée, donna au premier le nom de _polonium_. Le second fut le _radium_, source inépuisable d'énergie rayonnante, corps un million de fois plus actif que l'_uranium_ et ses dérivés sur lesquels avaient été faites les premières expériences de radio-activité. Je ne saurais analyser en détail les études qui précédèrent et suivirent cette découverte, peut-être la plus grande des temps modernes. Je ne puis même dénombrer les potentialités infinies qu'elle fait entrevoir, le merveilleux scientifique qu'elle offre à l'imagination, l'immense synthèse qu'elle prépare aux esprits philosophiques de demain, en permettant de préciser les fantômes d'idées cachées dans les mots de _matière_ et de _force_. Le public profane lui-même, dont l'hommage vint tard à M. et à Mme Curie, et qui ne voit de la science que ses résultats tangibles, a appris à considérer le radium comme un talisman de puissance faisant revivre l'ancien rêve alchimique et s'émerveille de ses propriétés inouïes et de ses applications que chaque jour précise. Peut-être ignore-t-il, le sexe masculin conservant dans la vie sociale la priorité que lui accorde la grammaire, que la gloire de Curie doit être justement partagée par moitié. C'est Pierre Curie qu'on nomma en 1904 professeur de Physique générale à la Sorbonne. C'est encore lui que l'année suivante vit entrer à l'Institut. C'est lui qui signa les ouvrages. Madame Curie elle-même s'effaça de son mieux devant le chef de la famille, n'eut de souci que pour sa gloire, eût été satisfaite de marcher dans son ombre. Mais, il faut le dire, on ne l'y laissa pas cachée. Curie fut le gonfalonier de leur groupe génial, mais on sut que sa femme, la première, avait dirigé leurs études communes vers les phénomènes de radio-activité, qu'elle y avait pris une part égale à celle de son mari, que dans cette intime collaboration d'intellects semblables fournissant le même labeur, il était impossible de discerner ce qui était au mari et ce qui était à la femme. Aussi le monde scientifique ne sépara-t-il jamais, autant que faire se put, deux gloires aussi parfaitement unies. Lorsqu'en mai 1903, sur l'initiative du savant Lord Kelvin, l'Institution Royale de Londres invita Curie, par un exceptionnel honneur, à parler dans la chaire du grand Faraday, on voulut que Madame Curie fût à ses côtés et la réception qui leur fut faite les unit dans un égal triomphe. La même année, la médaille Davy leur fut décernée à tous deux, et tous deux partagèrent en 1904 le prix Nobel des sciences. Enfin, qu'on rompît à un usage séculaire en offrant à Madame Curie la chaire laissée vacante par la mort de son mari, alors que l'intrigue devait faire rage autour de ce poste envié, cela ne signifia-t-il pas que, même dans l'esprit routinier et corruptible de ceux qui nomment aux fonctions, la femme de Curie était seule digne de lui être comparée, seule capable de maintenir l'enseignement de la physique à la hauteur où il l'avait porté? * * * La femme, aux siècles de rêve et de poésie, fut l'inspiratrice. D'elle sont nées la plupart des actions héroïques; son odeur imprègne tous les poèmes, toutes les œuvres de l'art. Mais, est-il besoin de le dire? elle restait généralement étrangère aux miracles qu'elle faisait faire; du moins sa collaboration était-elle toute passive et inconsciente. Créature instinctive, inéduquée, proie éternelle acquise au vainqueur, cajolée et parée comme un animal familier, ou bien réservée aux travaux inintelligents des bêtes de somme, suivant son rang social et sa plastique, c'était la ménagère ou la fille de joie. Les théologiens, pour emprunter leur langage, pouvaient douter qu'elle eût une âme. Inapte à l'abstraction, elle ne voyait l'Homme qu'à travers un homme, l'Art qu'à travers l'artiste, la Religion qu'à travers le prêtre. Le monde des idées pures semblait lui être fermé. Comme il nous apparaît démontré par maint exemple que cet état d'infériorité de la femme n'est point son état naturel et que, libérée, instruite, elle peut valoir un homme, on se révolte contre la mutilation intellectuelle et morale qui nous l'a asservie, qui l'empêche de vivre sa vie dans le seul but de la faire servir aux plaisirs de la nôtre. Une telle femme a pu plaire aux hommes du passé. Nos enfants voudront des épouses d'autre sorte, non point de celles qui fécondent un rêve de poète en passant, silencieuses, dans un rayon de lune; non point de celles sur lesquelles l'homme, occupé aux travaux de l'esprit, se décharge de toutes les préoccupations mesquines, de tous les labeurs ingrats. Mais ils voudront sans doute, chercheurs inlassables penchés sur la nature mystérieuse, dans un siècle austère d'études précises, l'amie compréhensive qui vraiment les complète et les seconde; le camarade passionné qui, entre deux-étreintes, saura chercher et trouver avec eux. L'heure viendra peut-être enfin où le mariage (et ce serait sa rédemption) unira des êtres appariés par leurs aptitudes d'esprit. Et si j'ai choisi pour héroïne Madame Curie, épouse et mère dévouée, savant prestigieux, c'est qu'elle m'apparaît comme le type de la femme de demain et me fait penser à ces grandes figures des fresques de Puvis de Chavannes, graves et presque abstraites, pourtant féminines, qui personnifient la Science et l'Art dans un décor serein d'air et de lumière. =Octave BELIARD.= [1] _La Revue du mois_, 10 juillet 1906. _Adresser tout ce qui concerne la Rédaction et l'Administration à_ HENRI FABRE 20, Rue du Louvre et Rue Saint-Honoré, 131 PARIS (1er) _Hebdomadaire_: Le Samedi. 3e Année, 12 Février 1910. Nº 108 10 Centimes _Le prochain numéro sera consacré à_ JEAN AICARD * * * * * Liste des modifications: «profeseur» remplacé par «professeur» (succédant au professeur) «d'Abailard» par «d'Abélard» ( d'Héloïse et d'Abélard) *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76928 ***